Trente-six
Ils entrèrent à 8 heures dans la ville de Fort Walton, en Floride, après avoir quitté Pensacola à une allure d’escargot : le monde entier semblait aller à la plage ce soir. Poursuivre jusqu’à Destin était risquer de ne plus trouver de chambre.
La seule qui restait était située dans l’aile la plus ancienne de l’Holiday Inn. Tout l’or du monde n’aurait pu acheter une suite dans un grand hôtel. Et la petite ville bondée, avec tous ses néons, était un brin déprimante.
La chambre elle-même était quasiment inhabitable. Elle sentait mauvais, était mal éclairée, son mobilier était plus qu’à bout de souffle et ses lits défoncés. Michael et Rowan enfilèrent leurs maillots de bain et, franchissant la porte vitrée au bout du couloir, se retrouvèrent sur la plage.
C’était comme un monde qui s’ouvrait à eux, chaud et merveilleux, sous un ciel magnifiquement étoilé. Même le vert transparent de l’eau était visible au clair de lune et la brise n’était pas froide du tout. Elle était même plus soyeuse que celle du fleuve, à La Nouvelle-Orléans. Et le sable était d’un blanc d’une pureté irréelle, aussi fin que du sucre sous leurs pieds.
Ils entrèrent ensemble dans l’eau. Pendant un moment, Michael eut du mal à croire à sa délicieuse température et à sa douceur scintillante autour de ses chevilles. Il se revit soudain à Ocean Beach, de l’autre côté du continent, les doigts gelés, le vent mordant du Pacifique lui fouettant le visage, repensant à cet endroit merveilleux où il était maintenant, lieu presque mythique sous la voûte céleste du Sud.
Les dunes blanches luisaient comme de la neige au clair de lune et les lumières distantes des plus grands hôtels scintillaient doucement sous le ciel noir étoilé. Il étreignit Rowan, sentant ses membres mouillés se coller contre lui.
— C’est un paradis, dit-elle. Michael, comment as-tu pu quitter cette région ?
Elle s’écarta de lui sans attendre la réponse et se mit à nager en longues brasses en direction de l’horizon.
Il resta au même endroit, scrutant le ciel, découvrant la constellation d’Orion et son groupe de sept étoiles brillantes. S’il avait déjà été à ce point heureux dans sa vie, il n’en avait aucun souvenir.
Oui, de retour chez moi. Et avec elle. Le reste n’a aucune importance. Pas maintenant… songea-t-il.
Ils passèrent leur samedi à chercher une maison. La majeure partie du front de mer allant de Fort Walton à Seaside était occupée par de grandes résidences et des immeubles en copropriété très hauts. Les villas étaient rares et coûtaient très cher.
Vers 3 heures de l’après-midi, ils entrèrent dans « la maison » : un bâtiment moderne Spartiate aux plafonds bas et aux murs blancs sévères. A travers les fenêtres rectangulaires, la vue ressemblait à une succession de tableaux entourés de cadres sobres. L’horizon coupait ccs tableaux exactement en deux. En bas, le haut ponton servait de protection contre les vagues déferlantes au moment des ouragans.
Par une longue jetée, ils montèrent sur les dunes puis descendirent sur la plage par des marches de bois. Sous le soleil, la blancheur du sable était incroyable. L’eau était d’un vert mousseux parfait.
Il aimait cet endroit et dit à Rowan qu’avant toute chose, il aimait le contraste entre ici et le luxe de La Nouvelle-Orléans. La maison était bien conçue, avec ses carrelages couleur corail, ses moquettes épaisses et sa cuisine chromée. Cubiste, austère et inexplicablement belle dans son genre.
Tandis que Rowan et l’agent immobilier rédigeaient une proposition d’achat, Michael sortit sur la terrasse et ferma à demi les yeux pour contempler l’eau. Il essaya d’analyser la sérénité qu’elle produisait sur lui : elle était probablement due à la chaleur et au brillant profond des couleurs. Rétrospectivement, il avait l’impression que les teintes de San Francisco avaient toujours été mélangées à de la cendre et que le ciel n’avait jamais été complètement visible au-dessus de la brume ou de l’écran des nuages.
Il ne parvenait pas à faire un lien entre ce merveilleux paysage et le Pacifique froid et gris, ou ses souvenirs trop vagues du sauvetage en hélicoptère et de sa douleur lorsqu’il était allongé sur la civière, les vêtements trempés. Cette plage et cette étendue d’eau étaient les siennes. Elles ne lui feraient aucun mal. Peut-être même apprécierait-il de naviguer dans ces eaux sur le Sweet Christine. Mais, pour être honnête, cette idée le rendait légèrement malade.
En fin d’après-midi, ils dînèrent dans un petit restaurant de poissons près de la marina de Destin. C’était un endroit grossier et bruyant où l’on buvait la bière dans des gobelets en plastique mais le poisson frais était excellent. Au crépuscule, ils retournèrent sur la plage du motel et s’installèrent dans de vieux sièges en bois. Michael prenait quelques notes sur des idées qu’il avait eues pour First Street. Rowan, la peau dorée par le soleil, dormait. Il se rendit compte à quel point elle était encore jeune.
Il la réveilla gentiment au moment où le soleil commençait de plonger dans la mer. Énorme et d’un rouge sanguin, il projetait son reflet rouge dans la mer vert émeraude. Michael ferma les yeux devant cette beauté insoutenable.
A 9 heures, après un dîner correct dans un restaurant donnant sur la baie, l’agent immobilier les appela. L’offre de Rowan pour l’achat de la maison avait été acceptée. Aucun problème. Elle pourrait sans doute avoir les clés dans deux semaines.
Le dimanche après-midi, ils visitèrent la marina de Destin. Le choix de bateaux était fabuleux mais Rowan caressait toujours l’idée de faire venir le Sweet Christine. Elle voulait un bateau de haute mer et aucun de ceux qu’elle vit n’égalait le sien en luxe et en robustesse.
En fin d’après-midi, ils prirent le chemin du retour. Sur un air de Vivaldi, ils assistèrent au coucher du soleil en longeant Mobile Bay, Le ciel semblait sans limites et baignait d’une lumière magique l’amoncellement de nuages sombres au-dessus de la mer. L’odeur de la pluie se mêlait à celle de la chaleur.
Chez moi. Là où le ciel est comme dans mes souvenirs. Là où la campagne s’étend à l’infini et où l’air est mon ami.
Enfin, le soleil disparut dans une traînée d’or. Les bois sombres et humides se refermèrent sur eux tandis qu’ils entraient dans le Mississippi, les poids lourds à dix-huit roues passaient en grondant, les lumières des petites villes brillaient au loin puis disparaissaient.
Après un long moment, lorsque l’obscurité fut totale et que la seule vue était celle des feux arrière des autres voitures, Rowan dit :
— C’est notre lune de miel, n’est-ce pas ?
— Je suppose.
— Je veux dire, c’est le meilleur moment. Après, tu vas te rendre compte de qui je suis en réalité.
— C’est-à-dire ?
— Tu veux gâcher notre lune de miel ?
— Impossible ! (Il la regarda.) Rowan, de quoi parles-tu ? (Pas de réponse.) Tu es la seule personne au monde que je connais vraiment. Et tu es la seule avec qui je ne prends pas de gants. J’en sais plus sur toi que tu n’imagines.
— Que ferais-je sans toi ? murmura-t-elle en se carrant sur son siège et en étirant ses longues jambes.
— C’est-à-dire ?
— Je ne sais pas. J’ai pensé à quelque chose.
— Oserai-je te demander à quoi ?
— Il ne se montrera que quand il sera prêt.
— Je sais.
— Il veut que tu sois là, ajouta-t-elle. Il se tient à distance à cause de toi. Le premier soir, il s’est montré à toi uniquement pour te séduire.
— J’en ai la chair de poule. Et pourquoi voudrait-il te partager ?
— Je ne sais pas. Je lui ai donné des occasions d’apparaître et il ne l’a pas vraiment fait. Des choses bizarres se sont produites mais je ne suis pas certaine…
— Quel genre de choses ?
— Oh, rien de bien important. Tu es fatigué. Tu veux que je conduise un peu ?
— Ah ça, non ! D’ailleurs, je ne suis pas fatigué. Je ne veux pas qu’il s’interpose dans notre conversation. J’ai le sentiment qu’il va bientôt se manifester.
Tard dans la nuit, il se réveilla seul dans le grand lit de l’hôtel, il trouva Rowan assise dans le salon. Elle avait pleuré.
— Rowan qu’y a-t-il ?
— Rien. Michael. Rien de plus que ce qui arrive à une femme une fois par mois. (Elle fit un petit sourire forcé.) C’est seulement… Tu vas me trouver stupide mais j’espérais être enceinte.
Il lui prit la main, se demandant si c’était le bon moment pour l’embrasser. Lui aussi était déçu mais il était surtout heureux qu’elle ait envie d’avoir un enfant. Il n’avait jamais eu le courage de lui demander ses sentiments à ce sujet.
— C’aurait été formidable, chérie. Vraiment formidable.
— Ça t’aurait fait plaisir ?
— Tu ne peux pas savoir à quel point.
— Michael, si on se mariait ?
— Rien ne me rendrait plus heureux. Mais tu es sûre que c’est ce que tu veux ?
Elle lui adressa un sourire indulgent.
— Michael, tu n’as pas l’intention de te sauver, de toute façon. A quoi bon attendre ?
Il rit de bon cœur.
— Et Mayfair Unlimited, Rowan ? Les cousins, la société ? Tu sais ce qu’ils vont dire ?
Elle hocha la tête et eut le même sourire de connivence.
— Tu veux savoir ce que je pense ? Nous serions complètement ridicules de ne pas nous marier.
Le blanc de ses yeux était encore un peu rougi mais son visage était serein. Elle était si agréable à regarder, si douce au toucher !
— Faisons le mariage à First Street, Michael, reprit-elle de sa voix rauque, les yeux plissés de malice. Qu’en penses-tu ? Ce serait parfait, non ? Un mariage sur l’herbe.
Parfait. Comme le projet d’hôpital. Parfait.
Il se demandait pourquoi il était hésitant. C’était malgré lui. C’était trop beau pour être vrai. Cet amour qu’elle lui portait, la fierté qu’il faisait naître en lui. Entre toutes, c’était justement la femme qu’il aimait et dont il avait besoin qui l’aimait et avait besoin de lui.
Soudain, l’évidence le frappa, magnifique et délicieuse : se marier. Épouser Rowan. Et la promesse éblouissante d’un enfant. Ce genre de bonheur lui était si complètement étranger qu’il en avait presque peur. Presque seulement.
Cela lui sembla la seule chose à faire à tout prix. Ce serait préserver ce qu’ils avaient et ce qu’ils voulaient contre le courant obscur qui les avait fait se rencontrer. Et lorsqu’il pensa aux années à venir et à toutes les possibilités qui s’offraient à eux, son bonheur fut inexprimable.
En retournant dans la chambre, elle lui dit qu’elle aimerait passer sa nuit de noces dans la maison de First Street et partir en Floride pour leur lune de miel. N’était-ce pas l’idéal ? Les ouvriers pourraient certainement terminer la chambre en deux semaines.
— Je te le garantis, promit-il.
Dans le grand lit ancien de la chambre de façade. Il entendait presque le fantôme de Belle dire : « Comme je suis heureuse pour vous ! »